1 juillet 2024
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Tout d’abord une tradition romaine.

Le paterfamilias de la vieille Rome était presque le souverain d’un petit Etat, et il est facile de comprendre qu’il avait à tenir la plus exacte comptabilité. Le livre où étaient inscrits ses origines ainsi que ses accroissements patrimoniaux était jadis connu sous le nom de Talbuce ou Codex expensi et depensi, il se transmettait de père en fils comme quelque chose de sacré. Il se transforma ensuite en Livre de raison sous l’ère chrétienne.

Les livres de raison se faisaient aussi appeler livres de compte selon les régions ou les époques. Un livre de raison bien tenu se composait généralement de deux parties.

Dans la première, le chef de famille marquait l’origine et l’histoire de la famille (qu’il tenait des livres de raison de ses aïeux), sa généalogie, ses alliances, les dates de mariages, les décès etc... La deuxième partie était réservée aux affaires, à la gestion des biens, aux créances et aux dettes, inventaire de mobilier etc... Beaucoup d’autres choses y étaient indiquées comme les contrats, les actes d’acquisition ou d’échange, les titres etc... Le chef de famille, le père donc, y ajoutait en plus, de-ci de-là, quelques conseils et observations qu’il jugeait utiles pour l’instruction de ses prédécesseurs. Par exemple, comment il avait agrandi le patrimoine familial, quelles étaient ses dépenses, le montant de ses épargnes etc...

Il n’est pas rare de lire dans ses livres de raison de nombreux conseils prodigués par les parents au sujet de la religion, des mœurs et des conduites à tenir dans le monde. Les devoirs envers Dieu, envers son prochain, envers soi-même, et aussi le respect, l’honneur, l’affection à conserver à l’égard de ses parents, l’union forte à entretenir entre frères et sœurs étaient autant de rappels contenus dans ces trésors familiaux.

Le Livre de raison est un véritable témoin du passé. C’est un livre d’or que chaque famille conservait méticuleusement dans son foyer. C’est un mémorial qui ne ment pas. L’histoire nous offre très peu de documents aussi sûrs car, comme c’est la conscience qui les a dictés, ils sont des plus sincères. En effet, pas de théories ou de spéculations, ici seuls les faits sont inscrits. Chaque chiffre, chaque article de recette et dépense ont une signification réelle qui rend presque tangible le régime habituel des familles, leur façon d’être et de vivre.

Comme énormément de choses importantes, les livres de raison furent énormément détruits lors de la Révolution française. À cette époque maudite, ne survécurent que désorganisation, ténèbres moraux et ruines où l’autorité paternelle se réduisait déjà, à l’époque, comme peau de chagrin. Heureusement, de ce brasier infernal, furent épargnées quelques vallées isolées qui gardèrent encore des races excellentes, des pères exemplaires qui continuèrent à écrire leur Livre de raison en y mettant du cœur accompagné d’une éloquence absolument sublime.

Contrairement à ce que les gens pourraient penser aujourd’hui, les Livres de raison du moyen-âge étaient tenus par les familles de toutes les classes. Ils n’étaient pas seulement réservés à l’aristocratie ou la bourgeoisie, beaucoup de familles paysannes aussi tenaient également leur Livre de raison. Et qui contrairement à ce que l’on nous disait à l’école, ces paysans savaient suffisamment lire et écrire pour remplir des Livres de raison plus soignés que des notaires exerçant au début du 20ème siècle. Généralement, le livre était transmis du père au fils cadet, qui héritait de la maison familiale. Les autres frères et sœurs pouvaient en disposer quand ils le désiraient et en faire une copie s’ils le souhaitaient. 

Voici un extrait de commencement contenu dans un Livre de raison.
« Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. J’ai commencé ce livre de raison le 8 du mois de juin 1729, pour donner autant que possible une parfaite connaissance de mes affaires à mes héritiers… Je prie le Seigneur que, s’il lui plaît de me permettre de remplir ce dessein, ce ne soit que pour sa plus grande gloire te pour mon salut . » Jean-Pierre de Berluc.

Et voici, en ces termes, comment était clôturé un Livre de raison après la mort de son auteur :
« Ici finit le Livre de raison de M. François de Villeneuve, de Cananilles, mon père, lequel est mort le 11 septembre 1717. Le Seigneur ait reçu son âme dans son Saint paradis ! Son héritière est dame de Roux, ma mère, qui est libre de nommer au dit héritage celui de ses enfants qu’elle voudra choisir. »

Les premiers soins du fils héritier, lorsqu’il commence son livre, est d’inscrire la date de son mariage. Bien sûr, libre à lui de choisir s’il veut lui aussi écrire son livre de raison ou non pour sa progéniture, aucune obligation ici. Ses frères qui s’établissaient en dehors du domaine familial, eux aussi étaient libres de commencer leur Livre de raison.

Notons que très souvent, c’est à leur date de mariage que les enfants ouvraient pour la première fois ces Livres de raison. Les pères imposaient à leurs fils le devoir de lire celui-ci, qu’ils laissaient comme une sorte de conseiller intime.

Autre extrait d’un Livre de raison. Ici celui de M. Pierre-Joseph de Colonia, 1807.
«  Tant que dure l’âge des plaisirs et de la dissipation, on trouve peu le temps d’ouvrir et de lire le Livre de raison qu’ont écrit vos pères. Mais, si Dieu vous fait arriver à l’âge de maturité, alors vous trouverez quelque satisfaction à feuilleter ces lignes. Elles vous rappelleront un père à qui vous fûtes cher, et qui ne s’est occupé, ainsi que votre excellente et vertueuse mère, qu’à vous donner une éducation où vous puissiez puiser le courage nécessaire pour supporter l’adversité, des talents et des connaissances suffisantes pour en triompher et faire vous-même votre fortune. »

Que de belles et sages paroles, n’est-ce pas ?

Certaines familles détiennent encore chez elles des Livres de raison datant du 13ème siècle, en Latin s’il vous plaît ! Malheureusement, avec l’époque moderne qui fit évoluer la technologie au détriment de l’humain, nous avons perdu, entre autres, cette remarquable tradition des Livres de raison. La famille ayant toujours été le socle d’une société, je vous laisse imaginer l’importante perte que nous subissons avec la disparition de ses cahiers.

La famille est importante pour vous ? Vous avez des enfants ou souhaitez en avoir ? Qu’est-ce qui vous empêche de faire revivre cette tradition multi-séculaire ? Puis, qu’est-ce que vous avez à y perdre ? Et si jamais, par malheur, vous veniez à disparaître avant que vos enfants n’atteignent l’âge de maturité, ne voudriez-vous pas qu’ils aient accès à un tel ouvrage, écrit de votre plus belle plume leur prodiguant vos conseils les plus éclairants ?
Vous n’avez pas de Livre de raison de votre père ? Cela est bien triste, j’en conviens. Un trésor familial se créer et comme tout a un début, il ne tient qu’à vous de le commencer.

N’oublions pas d’où nous venons et faisons en sorte que nos enfants ne l’oublient pas non plus.

Je ne résiste pas à l’envie de vous partager un dernier extrait datant du XVeme siècle. Celui-ci, nous vient d’un père, dans le Rouergue, nous annonçant la naissance de sa fille. Le tout dans son jus… En langue du pays…

«En nom de Dieu et de la sancta Trinitat et de la gloriosa Immacul . Virgen Maria, nasquet ma filla Beatrix… »

Magnifique…

 

Article écrit par Augustin du Réveil des Moutons 

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